ORAN, Santa-Cruz, la montagne, le Castillo

Posté par lesamisdegg le 27 juin 2020

La construction d’une fortification au sommet du Pic de l’Aïdour fut étudiée dès 1574, quand s’étudiaient les options de l’abandon ou de la fortification de la ville.

La décision du Roi d’Espagne Felipe II de la conserver, en 1576, vit le projet de renforcer les fortifications de Mers-el-kébir et d’Oran confié à  l’ingénieur italien Jacome Palearo Fratin (Veronne 1991 ; Camara 2005). A Oran il construira le fort de Santa Cruz, réforma celui de San Gregorio et modifiera les plans de Rosalcazar (futur Châteauneuf) déjà en construction.

La première pierre fut posée le 3 mai 1577 ; en 1578 le gros œuvre était terminé et différents travaux se poursuivirent jusqu’en 1580 (Suarez 2005).

Le plan du fort de Santa-Cruz réalisé par l’ingénieur Leonardo Turriano, en 1594, fait apparaitre, adossée à la muraille nord une chapelle dédiée à la « Sainte Croix », « Santa-Cruz ».

ORAN , Fort de Santa-Cruz et chapelle "iglesia" dédiée à la Sainte-Croix 1594

ORAN , Fort de Santa-Cruz et chapelle « iglesia » dédiée à la Sainte-Croix 1594

Le fort portera naturellement  le nom de sa chapelle « Castillo de Santa-Cruz », puis partagera son appellation avec la montagne qui le porte.

castillo 1598fort 1675

fort 1675

 

castillo 1598

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Les gens de mon quartier en 1950

Posté par lesamisdegg le 1 juin 2020

Les gens de Victor Hugo à ORAN, parlaient Pataouète,  mélange d’espagnol francisé, d’expressions et de mots tirés de l’espagnol, du français, de l’italien, de l’arabe. Mes parents parlaient espagnol avec mes frères et ma sœur aînée, ils s’adressaient à  ma jeune sœur et moi en français. Lorsque que ceux-ci ne voulaient pas que l’on comprenne ce qu’ils étaient en train de dire ils disaient en espagnol «papel blanco« (carre blanc).

oran victor hugo 1957

 

 

Cette population cosmopolite était riche par le cœur, et, souvent c’était notre propre malheur que nous tournions en dérision. Dans mon quartier, il y avait des lieux et des personnages hauts en couleurs, caricatures de notre mode de vie, mettant en scène les détresses de certaines situations. Il était constitué par des pâtés de petites maisons basses tassées les unes contre les autres, j’habitais l’un de ceux-ci que l’on appelait du nom de sa propriétaire. Parfois de la rue, il suffisait de pousser une porte pour accéder à une cour intérieure autour de laquelle il y avait plusieurs habitations de deux ou trois pièces, sombres et humides dans lesquelles s’entassaient des familles nombreuses, parmi les plus célèbres de ces cours il y avait :

-EL PATIO LABIRENTE , cour intérieure formée de ruelles étroites et tortueuses formant des impasses comme un labyrinthe d’où le nom en espagnol de labyrinthe.

-EL PATIO A REMEDIO ou SIETE (N° 7 de la rue) ou SIETETINA (y vivait 7 familles) situé en face de l’épicerie Keller, devenue par la suite épicerie Romboni, même configuration d’une dizaine d’appartements de deux ou trois pièces sombres et humides sans eau ni électricité donnant sur une cour où se trouvait une unique fontaine servant de point d’eau pour l’ensemble des habitants.

Malgré les aléas de cette promiscuité, la pauvreté, la vie se déroulait avec entrain et joie, toujours une histoire pour rire, un chant ou le son d’une guitare. Rémédio était là pour l’entrain, c’était une femme vive dynamique et enjouée avec une fort jolie voie, à elle seule c’était un spectacle. Qui n’a pas connu « Pitiilimaçon, Rémi el Tonto, Pépica la létchéra, El Jholatero, Juanito catcharo, Patricio-tarzan, Padéla l’ivrogne, Ayouciyoubé, Marie-cochon, El cojho.

PITIILIMACON c’était un petit homme crasseux, pouilleux, en haillons, ses cheveux étaient ébouriffés, il avait de tout petits yeux tchoutchourios y lagagnossos, son surnom est probablement dû à la contraction de deux mots, petit, et, maçon prononcés par un indigène « piti li maçon ».

REMI EL TONTO : c’était un accordéoniste des rues un peu simplet qui déambulait avec un vieil accordéon jouant faux.

PEPICA la lèchera : c’était une femme grande et forte qui vendait le lait de ses chèvres.

El JHOLATERO, ou, JUANICO CATCHARO, vendait dans les rues des casseroles et poêles en criant « jholatero, jholatas ! ».

PATRICIO dit AYOUCIOUBE, un simplet parcourant les rues du quartier de Victor Hugo, toujours vers la même heure tantôt faisant Tarzan, ou, bien Zorro.

PADELA était un ivrogne issu d’une famille musulmane connue et respectable, inoffensif dans les premières années, il avait pris l’habitude d’insulter les gens dans la rue, Il est mort en 1958 au cours d’une bagarre qu’il l’a opposé à deux jeunes arabes d’une vingtaine d’années, qu’il venait de traiter de «  sales zarabes ».Au cours de cette bagarre, ceux-ci, lui ont fracassé le crâne à coups de pieds, cela s’est déroulé boulevard  de Sidi Chami pas très loin de l’église de Delmonte, vers le bidonville qui s’était constitué sur un terrain vague entre le quartier de Cavaignac et de Bastié dans un secteur que l’on qualifiait à risque.

MARIE-COCHON : c’était une femme qui vivait seule, ou, presque, elle habitait avec ses cochons comme d’autres avec leurs chiens.

EL COJO dit LA MADRE : c’était un boiteux, un pied-bot, que les jeunes du quartier en bisbilles venaient consulter afin de régler leurs différends d’où le surnom de madré qui signifie mère en espagnol.

D’autres personnages plus anodins ont animés le quotidien de la vie de mon quartier, il y avait ce vieil homme marchand de calentica poussant son carrico, (chariot en espagnol), qui à 11h30 le matin, à la sortie de l’école,  nous vendait pour « 5 sous », une tranche de calentica toute chaude qu’il saupoudrait avec un mélange de sel et de poivre. L’après-midi à 16h30 il arrivait avec son carrico nous proposer des piroulis au miel.

Je me souviens de l’arabe marchand d’eau agitant une clochette et criant « agua, agua fresca ! », il portait en bandoulière une outre faite en peau de chèvre à laquelle étaient attaché des quarts en métal blanc.

L’indigène, marchand de tchoumboss (figues de barbaries), criant          « tchoumbos ! sé caguo !»  qu’il nous décortiquait habilement sur place, et, ….sé caguo pour désigner des escargots, cela nous faisait rire car « sé caguo » en espagnol signifiait « se chier ». Ces petits escargots gris nos mères les préparaient généralement en frita, ou, en sauce piquante. Un autre marchand, lui s’écriait « cacaouètèss, cacaouètèss toutes chaudes, torraïcos ! ». (pois chiches grillés).

Je me souviens de la mercerie de mademoiselle Yvonne située à Bastié, de l’autre côté de la voie de chemin de fer, où, nous allions acheter des bonbons que nous partagions, des berlingots, les boites de coco de Calabre que nous léchions, ou, les bâtons de réglisses que nous mâchouillons.

Dans mon quartier, le soir venu, à la belle saison, les gens sortaient s’asseoir sur le pas de leurs portes, sur des chaises, ou, sur le trottoir pour discuter « tchatcher », se raconter les histoires du quotidien parfois de manières ironiques ou caricaturales, il y avait toujours quelqu’un pour faire le pitre et raconter des blagues, parfois les enfants écoutaient les anciens raconter les histoires de familles .

 

1955 oran victor hugo ecol fill 1955 10 01 Copie1954

 

Ou alors, nous  jouions « aux quatre coins »,« à cache- cache », ou bien,  « à tchintchi-ribola queso de bola « , (les initiés sauront ce que cela veut dire), à Bourro flaco, Capitoulé. En ce temps-là, nous n’avions pas de Gameboy ni de play- station, nous jouions aux billes, des billes en terre cuites, des billes en verre que nous appelions des Agates, ou bien, des boulitchis, (billes provenant des roulements à billes). Nous jouions à la jholata, aux pignols (noyaux d’abricots), aux osselets, aux carrelettes, les filles jouaient à la marelle, les garçons au pitchac, ou encore, nous allions au petit lac jouer aux pirates, nous faisions mancarota, ce qui signifiait faire l’école buissonnière. Nous construisions des carricoss (ancêtre du skate board), il nous suffisait de 2 planchettes de bois de 3 ou 4 roulements à billes, et, c’était l’aventure sur les rues en pentes du quartier.

Nos mamans nous faisaient des plats consistants pour caler nos estomacs affamés. Nous mangions des loubias (genre de cassoulet) avec ou sans saucisses, des pois cassées, des lentejhas (lentilles), des potajhes parfois viudos c’est à dire sans viande avec des cotes de blettes, puis, les fameuses migass avec leurs côtelettes espagnoles, (nous appelions ainsi les sardines salées et séchées). Nos mères savaient accommoder les sardines de diverses manières, grillées, cuites, en escabèche, en beignets. Le dimanche, parfois, nous avions le droit « à la carné que se véa », c’est à dire de la viande, ou, une volaille (selon l’état des finances). Pour les fêtes, elles nous préparaient les mantécaoss, les rollicoss, Le dimanche matin nous faisaient des bignouéloss, ou, des tayoss.

A Pâques, c’était dans la bonne humeur que nos mères allaient faire cuire la Mona au four du boulanger. Les enfants avions notre petite mona avec « au-dessur » un œuf cuit que nous décorions parfois. En attendant qu’elles soient cuites, c’était la tchatche pour les femmes du quartier. A Paques c’était aussi le temps des bilotchas (cerfs-volants) que nous faisions avec des bouts de roseaux fendus, et, du papier journal, nous leurs donnions la forme de barrilétèss, de bacalaoss, ou de lunass,  en guise de colle nous utilisions de la farine et de l’eau, des bouts de chiffons noués servaient de queues.

Avec peu de chose et beaucoup d’ingénuité nous jouions dans les rues de Victor Hugo, Bastié. Je me souviens du petit train que nous faisions à partir de boites de sardines vides, que nous amarrions les unes aux autres, les chargeant de terres, de pierres, et, que nous tirions avec un bout de ficelle. Notre vie était simple, et, s’adaptait aux rythmes des saisons. L’hiver, doux et clément était marqué par les fêtes de Noël, 3 petits soldats de plomb, et, une orange, les mantécaoss, et, rollicoss, les dattes confites que nous allions acheter chez Soussi à la sortie des écoles (5 sous la poignée). Le printemps, c’était le temps de l’éclosion des milles et une couleurs, le rouges des coquelicots dans les champs d’orges, et, de blés durs qui ondulaient sous le vent léger des mois de Mars et Avril, le blanc parfumé de la fleur d’oranger et du jasmin odorant du jardin de mon grand-père, de la traditionnelle fête de Paques, et, de la Pentecôte, de ses sorties à Misserghin, à Aïn-franin, ou, à la forêt de M’sila, pour les plus aisés d’entre nous. L’été commençait par la foguera (les feux de la saint jean), et se poursuivait par les après-midi torrides du mois de Juillet et Août, avec le sirocco, vent chaud qui desséchait tout. Il n’y avait pas un chat dans les rues au moment de la sieste. Pour les plus chanceux les sorties en famille à la plage (aux genêts, à la cueva del agua, à Kristel)….en Automne, c’était le temps des figues, des jujubes, des grenades, des tchoumboss, des fourmis d’ailes (Aludes, ou, fourmis volantes) qui nous servaient d’appâts pour les pièges à oiseaux qu’avec mon frère Roger nous allions poser à la marsa, prés de la Sénia, de la capture des chardonnerets au moyen d’une cage à trappe, ou des bâtonnets de glues.

Voici quelques noms des gens, d’amis, vivant dans mon quartier qui forment mes souvenirs : à Bastié rue facio, Anica la cantinera, Martinez le coiffeur en face l’épicerie Bareto, sur le haut faisant angle avec le bd de sidi chami Selva, une rue en dessous Soler, Kaplan, les Vaquero, le vieux marchand de calentica, la famille Vera, plus bas en direction du passage à niveau, rue Facio la mercerie de Mlle Yvonne, le marchand de glaces Manolo et Maravilla, en face la famille Hostein (louisou). Rue de Vauconson les Carasco (marcel, lucien, perito), Estève (Claude, Norbert, Yolande), Martinez, et son frère Georges, Mme Chantreux, Ramirez, Ribés Francis, la maison de Mme Pelloux. Rue Gal Bruat (coté Bastié), Pujol, Barcelo, le dépôt de charbon de Roccamora, Mme Tari l’infirmière, le dépôt de la Cipon, les Sanchez ; Rue Jarsaillon les Romero (pépica la léchera, et, charlot). Rue Krauss de l’autre côté de la voie de chemin de fer Oran Colomb Béchar, Garcia Albert, mes cousins Garcia manu Gilbert, Thérèse, Jeanine, mes cousins Fuentes et Ramos, puis M Benamou le cordonnier et ses enfants jasnhia (au destin tragique) Zora, Fatima et Mohamed, plus loin la famille Anton,  robert et Daniel et leurs sœurs. En remontant la rue courbi de coignard les Castejon (Ninette), la famille Mira par la suite la charmante Geneviève Boismoreau et ses parents venu de la région nantaise créé le magasin Primax, puis, mes parents, mes frères joseph Roger mes sœurs Denise Odette et moi Claude, en face le marchand de cycle Ben Abbou,  Ortega Michel, la menuiserie Saguero .Rue de Suffren mes cousins Garcia marcel Gilbert, Yvonne, plus loin les Fronton, en face l’école de Victor Hugo son directeur M Abadie, ainsi que, la concierge de l’école de Victor Hugo , Mme Cortes et ses 3 enfants Claude Yvon et Alain, puis le poste de police qui faisait angle avec l’école M Régir le brigadier de police, sur l’autre trottoir les Vargas, puis la petite mercerie, et la boucherie Abouche, plus bas les familles Pichon et Ivars les Penales l’épicerie Gumiel l’épicerie Soussi. En revenant sur le passage à niveau non gardé vers le bd de sidi Chami les Caravajal, et, ma cousine Josiane garcia.  Rue de Bône  Gomez. Coté extérieur la Shell avec son entrée rue herbager, vers la place korte l’épicerie Aberca, Jourdan, la famille Pico. Rue gal Vinoy, Schmidt puis l’épicerie Keller devenue Romboni, en face le cordonnier Benamou, le patio à Remedio, les Rodriguez Alejandro,  Stani, Ben krouf, les Diez (Paquito), l’épicerie Ravasco, en face, les Bogi. Rue zouave Crémades, en face du jeu de boules, les Ruiz, l’épicerie Moreno. Rue de Guelma  les Cano, les Ripoll et Mme Maréchal (catéchisme).la marchande de poisson Madame Perez (la malaguenia)….

Claude GARCIA  de Tirigou

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Manman et mon roseau : une histoire de René MANCHO

Posté par lesamisdegg le 11 mai 2020

Manman a vite compris que le port d’Oran n’était pas très étranger pour moi, donc j’avais désobéi. J’ai droit à toutes les leçons de morale, en long en large, en travers et même plus, sur les dangers du port : la mer, les hélices de bateaux, la noyade, les engins en circulations, les grues, les trains, les mauvaises fréquentations…

Je mets les yeux dans le vague, acquiesçant par des hochements de tête et comme dit le poète je dis oui avec la tête et pense non avec le cœur

- Et ne fais pas semblant de m’écouter, parce que le martinet il ne demande qu’à servir.

Le martinet, je l’ai caché dans la chasse d’eau des cabinets, depuis plusieurs semaines déjà.

- Si tu continues à désobéir à la rentrée je te mets en pension chez les pères blancs.

- Mais maman

- Il n’y a pas de mais maman qui tienne, et tu vas voir, eux, ils vont te dresser les côtelettes.

Dans ces instants il faut se faire tout petit, essuyer la vaisselle, mettre la table, et arme fatale, se jeter dans les bras de sa mère et la couvrir de baisers.

- Grand falso, tu sais trop bien faire les pamplinass, allez vas te laver les mains et à table.

- Oui maman chérie.

 

Oean 1955

Oran 1955

 

Deux jours plus tard, les promesses tombent dans les oubliettes, l’attrait du port est trop fort, et le roseau (canne) découvert à la Mina (ravin de la) se morfond dans sa cachette au fond du couloir. Il  ne demande qu’à montrer son savoir-faire, même entre des mains inexpertes.

Le pêcheur du quai de l’horloge, est toujours là, mais à chaque coup de sirène de bateau son corps frémit, ses yeux s’embrument, son regard saute la grande jetée, comme s’il voulait rejoindre son âme, restée là-bas au pays. Même si nous ne comprenons pas toujours ce qu’il nous dit, car il parle espagnol, cet aouélo devient notre professeur de pêche et à condition de nous taire, il nous laisse l’observer.

Très vite la pêche au port n’a plus de secret pour nous, la quantité et la composition de l’amorçage (bromèdge), l’appât en fonction des poissons à prendre, le type d’hameçon, la longueur du bas de ligne, le nombre de petits plombs pour lester, nous enregistrons tout. Bien sûr que toute la bande ne suit pas les cours de pêche, une bonne partie fait d’autres découvertes et commence à imaginer, de nouveaux jeux avec les installations portuaires.

A l’angle des quais de Marseille et Beaupuy un gros tuyau déverse dans le port des résidus qui attirent les poissons. Marcel et Robert vont mettre au point la pêche à l’hameçon voleur, un gros plomb flanqué d’une trentaine d’hameçons. Ils laissent couler leur ligne au droit du tuyau et d’un coup sec la remonte les hameçons accrochent des petits poissons presque à chaque remontée, ces poissons servent ensuite, une fois broyés et mélangés avec du pain à faire une pâte excellente pour le bromèdge.

Georges qui a une sainte horreur du poisson et que la pêche à la ligne ennuie très rapidement va user de toute son ingéniosité pour fabriquer un magnifique « salabre » unique sur tout le port, du fort Lamoune au Pédrégal. Un gros fil de fer, un morceau de filet de pêche, un manche à balais et une grosse lame de scie trouvée dans la poubelle de l’atelier de rectification vont se transformer en épuisette et grattoir à moules et coquillages.

Les petits escargots de mer sont nos premiers appâts. D’abord les trouver et les ramasser, casser la coquille puis extraire la bête et enfin l’enfiler sur l’hameçon, sans trop se piquer les doigts. La première fois que des petites ondes se forment autour du bouchon l’excitation gagne toute la bande.

 

Oran port

Oran port

 

- Ferre ! Ferre !

- Attendez le bouchon n’a pas fait un « capousson’ ».

Je ne finis pas ma phrase car le bouchon à plongé violemment, un coup de poignet et le roseau me transmet des vibrations, le poisson est pris. Le roseau se courbe, le poisson résiste, c’est une grosse prise.

- Georges le salabre vite !

- Je suis prêt, dit-il en tendant l’épuisette, remonte doucement.

Je remonte, ça vibre et soudain le poisson est hors de l’eau, il est presque noir avec des yeux globuleux. Toute la bande nous entoure pour ne pas manquer la première prise, plus une troupe de badaud et tout ce beau monde éclate de rire.

- Un gabotte et tu nous déranges pour un gabotte.

- C’est quand même un poisson ! Qué léché ! Si j’avais péché une tchancla je comprendrai, mais purée,  mon premier !

- Damélo, ijho, damélo, esta ghenté no sabé lo que es am’bré !

L’aouélo prend, mon bas de ligne, change l’hameçon pour un bien plus gros, d’une innommable boite en fer il sort une sardine, avec des ciseaux tout rouillé et plein d’écailles il en découpe un morceau, de sa poche il extrait un vieux bas de femme, il tire un fil et avec il entortille le morceau de sardine autours de l’hameçon. Du fond de son « sarnatcho » il extrait une petite masse informe entourée d’un chiffon humide, il en soutire une grosse pincée qu’il transforme en boulette et l’envoie juste devant moi. Par gestes, il m’invite à lancer ma ligne.

Les petites ondes caractéristiques de l’attaque de l’appât commencent à apparaître autour de mon bouchon. J’ai une forte envie de ferrer, il faut que je me fasse drôlement violence pour ne pas donner le coup de poignet. Ma patience est fortement récompensée, le bouchon s’enfonce avec violence dans les eaux du port. Je ferre, le roseau vibre et tout mon corps tremble

-Georgeeeeees ! Cette fois c’est pas un gabotte !

Le roseau est plié, et des reflets d’argent annoncent une belle prise, je remonte précautionneusement la ligne, Georges glisse le salabre sous la prise, un magnifique sar, qu’il ramène sur le quai, je saute, je trépigne de joie, le sar frappe violemment le quai de sa belle queue barrée de noir. Avec la même amorce, la première tranche de sardine de l’aouélo  trois magnifiques sars et une oblade de taille raisonnable, deux cents à deux cent cinquante grammes.

- Allez les artistes il est quatre heures il faut remonter au quartier.

- Et comment tu sais l’heure qu’il est ? demande Robert

- Poz si au quai de l’horloge tu sais pas l’heure qu’il est, faut aller chez l’enculiste !

- Quand on va chez l’enculiste c’est pas pour les yeux, l’oculiste !

- Holà, carrica tchitcha mélon’, si on peut plus dire des tontérillass de « tomps en tomps »….

 

Ada ?  ma canne et mon ..?

Ada ? ma canne et mon ..?

 

Et c’est en se racontant des blagues un peu tirées par les cheveux que l’on reprend le chemin de la rue Élisée Reclus. Il est pas loin de six heures de l’après midi et si ma mère me chope avec la canne à pêche, bonjour les pères blancs à la rentrée.

- Demain casse-croûte à la maison, à neuf heures, des beaux poissons et ce que vous apporterez.

- Moi, le poisson…dit Georges, j’amènerai un camembert «TOUKREM» avec des fleurs en plastique dedans.

- Je porte du pain dit Robert.

Sitôt chez moi je cache la pêche miraculeuse derrière le pain de glace de la glacière et le roseau dans le couloir qui mène aux caves, une bonne douche bien savonneuse, et maman peut arriver, je suis comme un sou neuf.

Et la fête dure une bonne partie du mois d’août, le matin casse-croûte avec la pêche de la veille, puis platicoss, tour de France, Tchintchirimbola, cartelettes, parties de pignols, de billes, capitoulé, bourro flaco. La rue résonne de nos cris, nos rires, nos engueulades, la vie quoi. L’après-midi, le port !

Kader le laveur de voitures, dont le meilleur ami est poissonnier rue de la Bastille, nous approvisionne en appâts, crevettes, sardines et quand la pêche est bonne nous lui offrons, une dorade, un pagre ou une salpa. Une fois au port nous partageons les amorces avec l’aouélo, dont les conseils font de nous des vrais pros.

Les quais n’ont pour nous plus de secret, il n’y a qu’au Pédrégal ou nous ne sommes pas les bienvenus, les pêcheurs du coin nous demandent d’aller nous faire voir ailleurs, comme s’ils étaient propriétaires des blocs qui forment l’entrée du port. Alors de temps en temps Georges balance un stacasso sur un des bouchons et quand le pêcheur ferre comme un fou nous « on se pisse de rire » et bien sûr on se fait traiter de mocossoss et de toutes sortes de noms d’oiseaux.

A l’arrière du quai de l’alfa, sur une esplanade gît une énorme hélice, vu la taille de l’engin on peut imaginer l’immense bateau qu’elle devait pousser. L’esplanade devient terrain de foot et l’hélice notre vestiaire, nous y déposons tricots de peau et chemises, le ballon est souvent improvisé, tas de vieux chiffons tenus par une ficelle. Parfois des gamins d’autres quartiers ont un vrai ballon et alors c’est la fête. Le retour au quartier, même si la pêche a été infructueuse, se fait dans la même bonne humeur.

Après la boucherie chevaline, nous voici rue Élisée Reclus, à l’autre bout devant chez Muños, les pièces détachées auto, apparaît Manman. Catastrophe ! J’ai le roseau à la main, plus la boite d’appâts et…trop tard, Manman m’a vu. Mais que fait-elle à si tôt devant la maison, et le travail ?

- D’où tu viens ?

- Du petit jardin et..

- Et au petit jardin avec la canne à pêche tu pêchais dans le bac à sable ?

- Euh….

- Tu te fous de moi, tu viens du port et tu sais ce que je t’ai dit si tu allais au port ?

Les coups commencent à pleuvoir, d’abord avec les mains, puis avec la canne à pêche, ensuite des craquements se font entendre, le roseau que Manman explose rageusement contre le trottoir. Les larmes inondent mes yeux, d’accord je l’ai bien cherché, mais le roseau n’y est pour rien, je ne sens pas les coups, mais mon roseau… La fête ne fait que commencer, car si Manman est là si tôt c’est qu’elle a rendez-vous avec le plombier.

René MANCHO

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Pêcheurs de chez nous

Posté par lesamisdegg le 4 mai 2020

Il existe trois catégories bien distinctes de pêcheurs : Çuila qui l’a « la pastéra » et… les autres, dirait Cagayous. Les autres : celui qui pêche à la canne, sur les blocs du môle; celui qui pêche au boulantin, sur les chalands.

Au total : trois espèces différentes dont les spécimens ne consentent à s’adresser la parole qu’à de rares occasions : en se rencontrant chez Mme Ayache, par exemple. Mme Ayache est la providence des pêcheurs qu’elle connaît tous par leur nom.

— Celui-là, vous confiera-t-elle, c’est Monsieur Anatole ; voilà neuf ans que je le sers. Cet autre ne pêche qu’aux vers de rochers et… tenez, le grand monsieur qui arrive, je lui ai monté sa première ligne qu’il avait les pantalons courts, voyez si c’est vieux déjà… maintenant il est juge d’astruction.

Et un soupir profond, à l’évocation de ces souvenirs, soulève la vaste poitrine. Car voilà bien des années déjà que Mme Ayache occupe, dans les escaliers de la Pêcherie, le même éventaire d’articles de pêche. Assise sur un petit pliant, son imposante silhouette fait partie du décor et il n’y a qu’elle pour écouter, avec une sainte patience, les imaginaires prouesses que lui content ses clients pendant les quelques minutes nécessaires à monter la ligne de celui-ci ou à verser dans le couffin de celui-là les trente sous de « Koukra » qui appâteront le poisson.

— Oui mon petit, répond-elle invariablement… aux bavards.

Cependant, les jours de vent d’Est, Mme Ayache n’est pas toujours de bonne humeur et cela peut s’expliquer : Elle n’a pas de vers de roche !Mme Ayachepatéra

pastéra

 

Mme Ayache

 

 

Tout le monde ne peut s’offrir le luxe de pêcher en « pastéra » : les uns, parce que c’est trop cher ; les autres, parce qu’ils souffrent en mer. Ce genre de pêche est fertile en émotions. Ceux qui la pratiquent sont en général enclins à se donner des allures de vieux loups de mer et en jouant ainsi aux gars de la marine, ils font boire de bons coups à leurs invités. En général ces pêcheurs ont le cœur dur comme une pierre et leur plus bel exploit consiste à ramener leur meilleur ami affolé dans le fond de la barque et en proie aux terribles atteintes du mal de mer. D’ailleurs, la présence d’un malade à bord est la plus belle des excuses.

— Il a fallu que je le soigne, disent-ils hypocritement à ceux qui jettent un coup d’œil ironique sur le couffin… vide.

Cependant, il faut rendre hommage à la vérité et le souvenir de Ramonette qui avait pris à la palangrotte un veau-marin de trois cents kilos, n’est pas près de disparaître de l’imagination des propriétaires de « pastéra ». Si tous n’ont pas cette veine, il se trouve cependant quelque privilégié qui rentre au port après avoir péché quelques petites bogues imprudentes. Et alors… c’est la « cassouela » !

peche au boulantin  , ligne de fondsur le mole

Tout autre est celui qui pêche, au boulantin, sur les chalands. Il occupe, entre ceux qui pratiquent la pêche en pastéra et ces pêcheurs à la canne, qui se font héroïquement asperger de paquets de mer sur les blocs du môle, une situation qui n’est pas nettement définie. D’allure plus que modeste, il passe inaperçu lorsqu’il se rend sur les lieux de pêche. Au retour, il ne peut en faire autant, car l’épaisse couche de poussière noire qui le recouvre des pieds à la tête, et qui est la conséquence d’un séjour prolongé sur ces chalands chargés de charbon, le signale à l’attention des promeneurs du dimanche.

Il est reconnu que généralement ce genre de pêche ne rapporte à ses fervents que des… coups de soleil bien fades. Et, à tout prendre, il vaut bein mieux ça… Car, si par un miraculeux hasard le monsieur qui a passé son après-midi à se griller sur un chaland ramène quelques bazoucks à la maison, il est furieux de les avoir fait frire. Le chat de la concierge, lui-même, repoussera ces poissons dorés à point…! …parce qu’ils sentent le mazout.

Gloire au pêcheur qui part pour l’aventure et qui va, chargé de lourds couffins et d’encombrants roseaux sur les blocs du môle. Celui-là est un héros qui brave, du haut de son rocher, les embruns et le vent du large. Splendidement isolé, il surveille avec une attention qui ne faiblit point un minuscule bouchon qui ne s’enfonce jamais. Rien ne saurait le distraire….Pas même la disparition de son couffin qu’une vague vient de lui ravir et qui coule à pic.

Cependant, ô légitime émotion, le bouchon vient de s’enfoncer. Un sard ? Une murène ? Une rascasse ?

Sous la carcasse du vieux pêcheur à la canne, le cœur bat la générale. Tandis que, dans un effort désespéré il remonte, d’un geste magnifique, le couffin qui venait de s’engloutir sous les flots.

Pêcheur don Quichotte… ô mon frère.

Textes et illustrations de Ch. Brouty

pecheurs

pecheurs

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la casbah d’Alger -tout l’inconnu de -

Posté par lesamisdegg le 19 décembre 2019

La Casbah, parfois, résonne d’un bruit sec, rauque et bref, tel l’aboiement d’un dogue mais incapable de se prolonger d’une manière fantaisiste, vivante comme dans n’importe quel gosier canin. Au-delà de six aboiements, on ne peut plus rien craindre… Quelque part… n’importe où… maison de filles… rue… café maure, carrefour propice, une mécanique américaine de précision vient de procurer une illusion de puissance excessivement provisoire à un être qui n’en pouvait plus de conserver le besoin de dominer et de détruire qui était en lui. Il est généralement pris et paie chèrement ce déploiement de force ostensible, cet instant d’orgueilleuse suprématie et de contentement relatif ; car s’il savait le comprendre d’bord et l’expliquer ensuite il avouerait, dans la plupart des cas, que ce geste trop rapide et surtout accompli avec le truchement d’une arme ne l’a pas soulagé autant qu’il l’espérait… Le jeu du revolver n’est pas un sport noble ! Les vrais et les beaux meurtriers, ce sont ceux qui possèdent assez de muscles et suffisamment de Courage pour empoigner leur victime résistante à bras le corps et la posséder dans la palpitation de la mort finale comme on possède une femme dans l’assaut du plaisir.

 

casbah d'Alger 1933

casbah d’Alger 1933

 

L’on tue ici en plein jour et en plein air assez souvent. Même avec l’aide banale du revolver c’est une façon originale. Peu de professionnels internationaux s’aviseraient d’opérer ainsi à des heures claires où tout apparaît avec tant d’évidence, où l’on ne peut confondre le visage du meurtrier avec un autre. Dans la Casbah d’Alger, un type qui veut instantanément jouir par le meurtre se satisfait au besoin à midi. Les gens de la Casbah, par rapport au crime, sont donc ce que l’on appelle « des sauvages », c’est-à-dire des gens incapables de se prêter à la tradition quand elle contrarie par trop leur instinct primordial. On ne saurait croire, à quel point, le crime peut paraître anodin, facile, insignifiant quand il se commet en plein jour et que la joie d’une lumière paradisiaque l’éclaire.

On était en train de flâner… On baguenaudait… On venait de laisser derrière soi des rues ou des impasses paisibles ornées d’enfants en tas, en grappes et de femmes fugitives empaquetées de linges… Les enfants ne parlaient, ne riaient qu’à peine… Les femmes trop pressées étaient muettes… une idée de joie édénique paisible, planait. Et l’on débouche soudain sur ce Carrefour plein de cris, de malédictions, de tumulte… Tout d’abord on ne comprend pas… On voit des policiers bien vêtus et il en est même un lauré d’argent, qui s’agitent… des passants européens, mais surtout musulmans beaucoup moins bien habillés, qui restent à distance respectueuse, un pied en l’air et prêts à la fuite, comme s’ils pensaient qu’à défaut du principal Coupable, on pourra toujours choisir un bouc émissaire parmi eux… Ils regardent tous, si obstinément, si fixement, dans une seule direction, que l’on suit cette foulée du regard enfin, soi-même… La maison est excessivement blanche, les volets sont ocres et le motif décoratif principal de la façade, actuellement, c’est une tête de fille qui s’obstine à demeurer bizarrement penchée et coincée dans un contrevent, cependant qu’un lent filet rouge, excessivement ornemental lui aussi, sourd de sa gorge tranchée d’une oreille à l’autre.

Sommet de la Casbah vers la tombée de l’un de ces clairs jours d’hiver que les profanes venus d’autres lieux froids et brumeux confondent trop facilement avec un précoce et définitif printemps, car le vent du soir demeure humide et traître. C’est l’heure où tout enthousiasme commence imperceptible à décroître. L’heure où les rancunes ressuscitent dans certains cœurs dégoûtés pour leur redonner un semblant de courage à vivre… L’heure où les hommes viennent boire aux spiritueuses fontaines des cafés pour se réchauffer l’âme, La Casbah embaume l’anis… Trois hommes ont trinqué sur un comptoir. Us ont discuté aussi, en buvant… C’est peut-être leur dixième verre. L’anisette qui titre 45 degrés est un poison qui tord les nerfs, en fait brusquement une corde de résonance d’une sensibilité de violon… Mais il convient de s’expliquer ailleurs, le cabaretier est un ami et il y a plus de place dans la rue.

L’un des hommes est coiffé d’une chéchia, le second d’un chapeau melon et le dernier d’un béret basque. Ils sont sortis de la salle basse, agrafés étroitement, tels des frères… Un mot bref, sec et net déjà comme un claquement d’arme, retentit… Le groupe se disjoint… chacun de ceux qui le composaient la seconde précédente prend du champ… Pan… pan… pan… L’homme au chapeau melon a fait feu sur le porteur de chéchia qui, d’un mouvement plongeant d’une souplesse précise, échappe à ce premier tir de barrage. Trois nouvelles détonations encore, le chargeur est vide et l’homme à la chéchia toujours debout… Alors l’adversaire au béret qui, jusque- là s’était gardé d’intervenir s’élance à son tour dans la lice et tente de plonger son couteau dans le flanc, évite encore de justesse la pénétration de cette lame… Coup de sifflet poussé par quelque spectateur invisible. La solidarité, dans ces parages, sait rester sous son merveilleux et parfait anonymat… Des importuns attirés par les détonations arrivent… Les agresseurs s’éclipsent… Un seul tournant « Et maintenant va savoir ! » dit aussitôt quelqu’un. Le rescapé qui n’est ni pâle ni ému, considère sa chéchia dans laquelle demeure la trace ronde de deux balles… Il hausse les épaules, remet sa coiffure endommagée sur sa tête, répond à quelqu’un qui l’interroge… « Mektoub ! Ce n’était pas encore écrit ! » S’apprête à s’éloigner… C’est alors que surgissent : placides et solennels, deux gendarmes… Une main grasse et bien nourrie tombe comme au ralenti sur l’épaule de l’homme qui verdit et tente pourtant de discuter, d’éviter le pire (qui n’est pas la mort).

«Quoi? Pourquoi? Et alors… Regarde… mon ami, tu vois ce n’est rien… Je ne suis pas blessé… Eh non, manaarf, je ne sais pas, c’est deux hommes comme ça qu’ils passent et ils sont peut-être un peu saouls et ils tirent».

Les représentants implacables de la loi des hommes hochent la tête. Et l’autre peut bien continuer de feindre et de ne pas comprendre et de répondre «manaarf» (je ne sais pas), voilà qu’ils l’entraînent… Le cabaretier soupire… Il ne sait rien non plus… Il ne pourrait, en aucun sens, témoigner ; il rentre chez lui et recommence à rincer des verres… Trois rues plus bas, accoudés tranquillement à un autre comptoir, les deux agresseurs maladroits se consolent en buvant une nouvelle anisette. Quelqu’un se met à jouer de la mandoline. Un petit gitano, un enfant de loup, ramasse les balles perdues et tente vainement de les écraser entre ses pouces. La Casbah des meurtres et des crimes, des sacrilèges contre la vie et l’espèce humaine, est extrêmement variée et parfois pittoresque dans ses moyens.

Les maisons musulmanes de la Casbah d’Alger, possèdent toutes un puits plus ou moins visible. Il en est qui sont placés au’ plein milieu du patio ou sagement rangés dans un coin. La plupart se dissimulent encore mieux dans l’ombre absolue d’une des pièces qui s’ouvrent dans la cour… On s’en sert quelquefois, dans les maisons publiques, pour mettre au frais les bouteilles de bière… Si l’on s’avisait, un jour, et d’abord par mesure hygiénique de curer ces puits, combien d’anciens cadavres y trouverait-on ?… La maison musulmane qui est souvent un sépulcre de vivant-.., peut être aussi une véritable nécropole pour des corps dont jamais personne ne connaîtra les modalités d’agonie et de mort.

 

Khéira est extrêmement jalousée de ses compagnes… Car elle est plus jolie, elle attire les hommes sur elle comme des mouches et elle est insolente. C’est-à-dire qu’elle se pare ostensiblement, devant certaines malchanceuses, des bijoux qu’elle sait obtenir avec facilité de ses amants… C’est une sorte de provocation que les filles indigènes endurent mal… Un jour, Khéira qui était montée sur la terrasse de la maison, car il faisait extrêmement chaud (mais elle avait mieux à faire à ce moment, sur le seuil de la porte, en bas, et l’on sait qu’il vaut mieux laisser cette vue des terrasses aux femmes honnêtes qui n’ont pas tellement de plaisir et qui ne peuvent se faire offrir, comme tant d’autres, des bijoux d’or). Un jour donc Khéira qui n’en avait pas l’habitude et qui, paraît-il, avait commis l’imprudence de vouloir se percher debout sur le parapet de la terrasse fut prise de vertige… La pauvre et si jeune !… La terrasse était haute… On ne releva qu’un cadavre mou, toutes vertèbres brisées… Lorsque la police arriva, Khéira était déjà retournée à un état de simplicité, de pureté presque monacal. Elle était vêtue de mousseline blanche et n’avait plus sur elle un seul bijou.

 

Kheïra

Kheïra

 

Il y a, chaque année, un nombre relativement important de femmes qui, sur les remparts des terrasses, perdent ainsi l’équilibre et se rompent le cou… Cela se produit aussi bien dans le quartier honnête que dans la fraction réservée de la haute Casbah. Quand les oiselles tombent du nid, l’on ne peut jamais exactement savoir comment et si ce n’est pas un bec fraternel qui les a poussées.

La Casbah des meurtres ignorés est pleine de circonstances atténuantes. Quand ce ne serait déjà que celle du climat… Il est certains jours et surtout certains soirs d’été, dans la Casbah d’Alger, quand une variation peu sensible de la température (c’est-à-dire une soustraction de quatre à cinq degrés, à peine, par rapport à la chaleur de midi) prolonge exagérément l’état de nervosisme et d’irresponsabilité flagrante des habitants, où le crime devient vraiment quelque chose Comme une intoxication mentale inévitable et momentanée à prolongements par malheur infinis ; la manifestation des pouvoirs d’une puissance irradiante, maléfique contre laquelle même la force d’inertie musulmane, parfois, ne peut rien.

On tue alors, dans la Casbah d’Alger, on ouvre une gorge peut-être avec l’idée de respirer enfin un peu mieux, d’étouffer moins sur cette enclave encombrée.

LUCIENNE FAVRE - extrait de « tout l’inconnu de la casbah d’Alger » ; illustrations de Charles BROUTY 

 

 

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CONSTANTINE 13 octobre 1837 -assaut et prise de-

Posté par lesamisdegg le 13 octobre 2019

Ce jour-là est un vendredi 13. Quelques sapeurs du Génie qui doivent marcher à la tête des colonnes d’assaut en font en riant l’observation au Général FLEURY, qui leur répond: « Mauvais présage, en effet, mais ce sera tant pis pour les Musulmans. »

 

Constantine 13 10 1837

Constantine 13 10 1837

 

Après une vive préparation d’artillerie, à 7 heures du matin, par un temps magnifique, la charge commença à battre en tête de la première colonne et l’on vit s’élancer et escalader, sous le feu, les Zouaves ayant à leur tête le Colonel LAMORICIÈRE. Un drapeau tricolore est planté sur la brèche par le Capitaine GARDERENS, qui est blessé aussitôt. Dix minutes après l’arrivée sur la brèche de la première colonne, le Colonel COMBE part à son tour avec tout son monde.

13 10 1837 les colonnes à l'assaut

13 10 1837 les colonnes à l’assaut

 

13 10 1837 Lamoricière sur la breche

13 10 1837 Lamoricière sur la breche

 

 

 

 

 

 

 

A peine dans la ville, la fusillade éclate de toutes parts. On se perdait dans un dédale de rues tortueuses et de culs-de-sac. Les Turcs et les Kabyles tiraient presque à bout portant des maisons et des terrasses. Un détachement est arrêté par un passage couvert fermé par une épaisse porte en bois: on l’attaque à coups de hache et de crosses de fusil. On fait apporter des sacs de poudre par les sapeurs. On réussit à entrouvrir l’un des battants; les Arabes font, par l’ouverture, un feu de mousqueterie terrible qui couche plusieurs des nôtres. Mais les Arabes abandonnent bientôt la porte et, presque aussitôt, se produit une terrible explosion tuant, blessant ou brûlant les assaillants qui ont déjà commencé à se porter en avant. Environ 300 d’entre eux furent mis hors de combat. LAMORICIÈRE fut lui-même grièvement blessé et presque aveuglé.

Le Colonel COMBE, qui l’avait suivi avec la seconde colonne, reçut deux coups de feu. Après avoir donné ses derniers ordres, il refit lentement le chemin qu’il venait de parcourir, redescendit la brèche et revint dans la batterie rendre compte au Duc DE NEMOURS et au Général en Chef des péripéties du combat: « Ceux qui ne sont pas blessés « mortellement, dit-il en terminant, jouiront de ce « beau succès. — Mais vous êtes blessé, Colonel !, lui « dit le Duc. — Non, Monseigneur, je suis mort ! ». Il mourut, en effet, le lendemain.

Cette explosion avait provoqué un moment d’hésitation dans l’attaque. Mais de nouveaux renforts étant arrivés, le combat devient plus acharné. On enlève, une à une, les maisons d’où partent des feux meurtriers et on s’y installe de façon à pénétrer plus avant. Vers la droite, un détachement commandé par le Capitaine du Génie NIEL arrive en suivant le rempart la la porte d’El-Djabia, les sapeurs l’ouvrent et de nouvelles troupes pénètrent.

Quelques instants après, les Arabes capitulent. On donne l’ordre de cesser le feu et on occupe immédiatement la Casbah. La population affolée s’attendait à un carnage. Nombre de gens, de femmes surtout, essayèrent de se sauver par les ravins du Rummel et se tuèrent en tombant dans les précipices. Ce spectacle remplit d’horreur les vainqueurs eux-mêmes bien qu’ils fussent encore excités par la fureur du combat et l’ivresse de la victoire.

La résistance acharnée de Constantine fut aussi glorieuse que l’attaque. Les canonniers maures ou turcs furent tués sur leurs pièces après s’être défendus avec fureur: les casemates étaient remplies de corps mutilés que nos boulets y avaient amoncelés depuis cinq jours. Chaque habitant concourait à la défense des remparts; des femmes furent tuées les armes à la main et des juifs même faisaient, de gré ou de force, les corvées des batteries de la place. Peu de maisons restèrent intactes. Bien que l’incendie que nous comptions allumer avec nos bombes ou fusées incendiaires, n’eût causé à celles-ci que d’insignifiants dégâts, bon nombre furent ou percées ou lézardées par la commotion de nos projectiles.

A midi, le Général en Chef et le Duc DE NEMOURS firent leur entrée par la brèche. Ils se rendirent à la Casbah, au magnifique palais d’AHMED-BEY, puis à l’Hôpital des blessés qu’on installait en hâte dans l’ancienne maison du Khalifa.

Le 14 Octobre, les troupes qui avaient participé à l’assaut prirent leur casernement à Constantine et le reste de l’armée, consigné aux portes de la ville, demeura à ses bivouacs de la veille. Les approvisionnements pour les chevaux et les hommes regorgeaient dans les maisons maures, ils furent répartis par l’Intendance. Les Généraux commandant les brigades vinrent s’installer en ville et le Général en Chef, le Prince, ainsi que tout l’Etat-Major prirent possession du Palais du Bey. Une proclamation rassurante fut adressée aux habitants. L’entrée des mosquées était interdite aux soldats.

Le 15 Octobre, le Général VALÉE fit paraître un ordre du jour qui enjoignait aux habitants d’apporter, sans délai et sous peine de sanctions capitales, les armes et les munitions dont ils pouvaient être détenteurs. Un second ordre s’adressait aux troupes et les invitait à cesser immédiatement le pillage général dont la ville offrait déjà les traces.

Le 16 Octobre, le Duc DE NEMOURS, qui avait désiré témoigner sa satisfaction aux troupes pour leur belle conduite, les passa en revue sur le lieu même de l’attaque Le spectacle en fut la fois émouvant de simplicité et grandiose du fait de l’événement qu’il consacrait.

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Anisette , brochettes , kémia , merguez , bars et cafés d’Alger des années 30

Posté par lesamisdegg le 7 octobre 2019

Cafés d’Alger

Que l’on parcoure les venelles sombres et glissantes de la Casbah ou bien que la promenade conduise vers les grandes artères de la ville européenne, partout, les établissements où l’on boit sont emplis d’une clientèle nombreuse. Dès l’ouverture et jusqu’à ce que soit atteinte l’heure réglementaire où doivent être fermées les portes, un va-et-vient incessant anime ces lieux de façon d’autant plus étrange que les magasins voisins paraissent déserts.

Au café maure, le café des bons musulmans, turbans et chéchias se pressent en une houle étrange et presque silencieuse. Les indigènes, en effet vont au café davantage pour jouer aux dominos ou aux échecs que pour ingurgiter quelques liquides. Deux joueurs, ayant chacun une consommation, sont entourés par cinq ou six badauds se contentant de humer la vapeur odorante d’un thé à la menthe ou d’un « caoua » épais. L’intérêt du jeu semble les attirer davantage que la dégustation d’un liquide chaud. Le caouadji d’ailleurs trouve cela tout naturel et sait très bien attendre les commandes, sans les provoquer. Parfois même vient-il se pencher sur l’épaule d’un client pour juger de l’opportunité des coups joués. Avec les dominos, les échecs sont le jeu préféré des habitués des cafés maures. Soit que les joueurs se prélassent sur des nattes simplement étendues à terre et au bord desquelles s’alignent les chaussures, soit qu’ils utilisent des chaises branlantes ou des bancs en bois quelque peu noircis. Ils ont une qualité assez rare chez les joueurs européens : ils observent le silence le plus complet. On n’entend alors que le bruit mat des pions sur la table ou sur le damier aux carrés de bois en relief. Dans un coin, il n’est pas rare de voir un ou plusieurs vénérables vieillards paisiblement endormis ou rêvant au paradis d’Allah. Quelques yaouleds effrontés, profitant de la demi-obscurité du coin où se trouve la plonge, vident plusieurs fonds de verre et se sauvent, agiles, à travers les jambes des consommateurs. Dans un angle, rougeoie le feu de charbon sur lequel est posée la grande marmite de cuivre rouge qui reflète des lueurs infernales. L’air est quelque peu encombré d’une odeur sui generis particulière,  presque indéfinissable, mais où domine cependant un relent de suint tout à fait caractéristique. Aussi, lorsqu’on a déposé le minuscule verre louche où du thé brûlant vous a été servi pour une somme allant de dix à vingt-cinq centimes, est-on tout heureux de replonger dans l’air vicié de la rue et qui, cependant, semble bien plus léger aux poumons. Il y en a partout, de ces cafés maures ; quelques-uns sont de véritables caves où seule la fumeuse lueur d’un antique quinquet à pétrole essaie de percer les ténèbres. Mais, lorsqu’il fait beau temps, les clients désertent l’intérieur et, sans façon, s’installent sur le pas de la porte, forçant les passants à sauter, en plus des rigoles, une série de jambes étendues. Beaucoup de caouadjis, l’heure de la fermeture arrivée, transforment leur salle en dortoir. C’est là que vient alors se réfugier la pègre à laquelle, malheureusement pour elle, se mêle souvent un indicateur de la police. Mais ceci est autre chose…

 

café maure

café maure

 

Bab-el-Oued et Belcourt possèdent aussi d’innombrables cafés d’importances différentes, mais attirant les mauvais musulmans qui boivent de l’alcool. Ceux-ci d’ailleurs ne s’en cachent point et certains même en sont fiers :

—« Qu’est-ce qu’y boivent, les z’hom’ ?

—« L’aniset’ !! »

Et de grandes claques amicales sont appliquées de part et d’autre… en attendant que le couteau ou le pistolet ne soit sorti des poches.

Il est, dans le quartier de la Marine, un établissement au caractère tout à fait spécial et dont la clientèle est le plus souvent fournie par les bateaux de touristes : « Les bas-fonds ».Derrière un comptoir imposant, un nain, très connu à Alger et dénommé « Coco », verse à boire à la clientèle. La « kémia » abondante procure au palais une certaine irritation incitant à boire. Et puis de multiples attractions permettent à l’ingénieux barman en foulard rouge de garder sa clientèle chez lui un peu plus longtemps. Des boîtes à surprises, plus ou moins agréables, d’un goût pas toujours très raffiné, font lire ou effrayent les visiteurs. Dans un coin sombre brille le couperet d’une guillotine grandeur naturelle ; dans un autre, un squelette aux allures bizarres fait pousser des cris d’horreur aux femmes émotives et rire les farceurs. Les murs, sont tapissés d’une foule d’objets pour le moins bizarres et de provenances bien différentes. Il y a des têtes de chiens naturalisées, des crânes humains, de chiens, de lapins et autres animaux ; des poissons aux formes fantastiques voisinent avec des armes indigènes ; des bateaux miniatures enclos dans des bouteilles de tailles différentes sont suspendus entre un casque allemand et une courge sèche extraordinairement longue ; un véritable arsenal, des coquillages étranges, des peaux de fauves, s’étalent aux murs, dominés par une photo-charge de « Coco ». Un accordéoniste virtuose ne cesse de jouer valses, javas et tangos et l’atmosphère de ces lieux ressemble, sous l’éclairage au néon, à celle d’un bouge de la grande capitale. Le tube de gaz incandescent donne aux visages des reflets cadavériques, les couleurs sont irréelles et les liqueurs, de par ce sortilège, prennent des teintes inédites. « Les bas-fonds » sont d’ailleurs le seul établissement où l’on trouve des particularités étranges qui, avec le cordial accueil fait aux consommateurs, en font le succès mérité.

 

 

"Bas-fonds"

« Bas-fonds »

 

Quant aux cafés normaux, ceux où l’on déguste l’anisette, ils sont légion. Il en est de vastes et presque opulents, comme de tout petits et modestes. L’un de ces derniers, près de la place du Gouvernement, est une véritable bonbonnière où ne peuvent à la fois s’approcher du comptoir que quelques altérés. Et cependant, « Tout va bien » est l’enseigne de ce petit trou de rat où les consommateurs se remplacent sans cesse et sont accueillis le mieux du monde. Là encore, la fameuse « kémia » est extraordinairement variée et, pour les gosiers solides, d’un goût pimenté des plus parfaits.

Quant aux amateurs de brochettes, ils ont toujours satisfaction lorsqu’ils vont par exemple à « La saucisse à Michel » où l’acre et grasse fumée du foie grillé se mélange à la senteur d’anis. Ouvriers en cotte bleue et sandales, viennent déguster les merguez et les brochettes avec délices et sont heureux d’entendre les bruyantes exclamations qui couvrent les bruits de la rue.

—« Brochettes, jeune homme ? »

 

 

brochettes

brochettes

 

Le « jeune homme » est souvent assez âgé pour être le père du garçon, mais cela est sans importance. Ici, tout le monde est jeune parce que tout le monde parle haut, gesticule avec véhémence, rit à gorge déployée, entrechoque les verres avec un réel plaisir. Il arrive bien parfois que l’un des consommateurs ait la tête lourde de fumées d’alcool. Alors, on voit en ces lieux un « collègue » au bon cœur ramener l’égaré presque chez lui, le soigner, le rendre plus stable. Car, malgré, ou peut-être à cause des brochettes, de la «kémia» et des anisettes, ce n’est là qu’une réunion de braves gens au cœur généreux. Presque partout une guitare, une mandoline ou un accordéon égrènent, dans l’air fumeux, une chanson connue que fredonnent aussi quelques lèvres. Lorsque l’air est triste chacun baisse le ton et s’il est bien exécuté, il arrive que le silence s’établisse. Puis, dans la sébile, tendue par un enfant ou un aveugle, tombent les pièces de nickel. Enfin, on se sépare lorsque le garçon, sur un ton élevé s’écrie : « à la Chine ! » et fait tinter le plus fort possible le verre ébréché dans lequel il jette adroitement la monnaie du pourboire.

Dans le centre de la ville, les cafés ayant droit au qualificatif de « grands » voient défiler une clientèle différente. Le matin, les employées des grands magasins viennent rapidement ingurgiter un café crème, caquettent un instant et se sauvent en riant, non sans avoir coulé au petit jeune homme qui lit distraitement le journal, une œillade parfois provocante. Aux heures d’ouverture des magasins, c’est une foule jeune et rieuse qui s’entasse là, puis disparaît comme une volée de moineaux. A une table, de vieux messieurs, très- comme il faut, font une belotte muette, tandis qu’à leurs côtés, le marchand de sandwiches « tout chauds » joue au « tchik-tchik », le contenu de sa boîte blanche surmontée d’un tuyau de cheminée. C’est encore là que, profitant d’une encoignure sombre, les amoureux, par couples, jouissent de quelques instants heureux, négligeant de vider leur verre, enfoncés autant qu’ils le peuvent au creux des banquettes, ignorant ce qui se passe autour d’eux, mais inquiets de voir les aiguilles de la pendule aller beaucoup trop vite à leur gré. Seul, le marchand de « caoucaou sali », grâce à son insistance de mauvais goût, leur démontre qu’ils ne sont point seuls. Quelques jeux d’adresse ou de hasard retiennent encore des clients ayant en poche une certaine quantité de menue monnaie en trop.

Les brasseries sont vides aux heures intermédiaires de la journée et ne voient se garnir leurs tables qu’aux heures de l’apéritif ou du digestif. Des messieurs cossus et des dames à l’allure très digne, s’installent, montrant ostensiblement, qui un complet neuf, qui une fourrure de prix. Les verres sont plus grands et sont à peu près tous emplis de boissons aux teintes différentes, alors que jusqu’ici nous n’avions à peu près vu que la couleur laiteuse de l’anisette. Un orchestre en smoking, ou bien une troupe de russes, hommes et femmes, ou de viennoises, sont le point de mire de toute l’assistance, tandis que des garçons, ayant numéro à la boutonnière, tenue noire et tablier blanc, exécutent, avec un plateau chargé, de véritables tours d’équilibristes. La clientèle « chic » et les enragés de poker s’y donnent rendez-vous et constituent, en somme, la moyenne normale entre les habitués des cafés à anisette pure et ceux, plus relevés, ou se consomment d’autres boissons plus coûteuses pour le porte-monnaie et la santé.

 

 

bar chic

bar chic

 

Il est encore une catégorie de bars-brasseries fréquentés par une jeunesse dorée et, la plupart du temps, oisive. Alger en possède beaucoup par rapport à l’importance de la clientèle. Là, les jeunes personnes tenant à affirmer l’égalité absolue des droits de la femme et de ceux des mâles, viennent exhiber des jambes admirablement gainées de soie, des tailles bien prises, des bustes jeunes et très peu voilés. Ce sont, en général, de petites étudiantes (ou qui se font passer pour telles), heureuses d’aguicher quelques pauvres snobs ou les vieux messieurs décadents. Elles boivent avec assurance les cocktails qui leur sont offerts et jouent parfaitement les demi-vierges. Et de tout cela, il ne reste qu’une pile de sous-tasses à payer par le plus épris des grands dadais composant la cour officielle de ces petites reines, qui finiront tout bonnement dans la peau d’excellentes bourgeoises.

Il existe encore des cafés dont les tables sont le plus souvent transformées en bureau d’affaires et ceci malgré les louables efforts des hôteliers et limonadiers qui, trop corrects pour expulser ces indésirables, les supportent.

 

 

bureau d'affaires sous les  arcades

bureau d’affaires sous les arcades

 

Nombreuses sont aussi les brasseries que nous qualifierons de « mixtes », parce qu’elles sont en même temps le café où se trouvent non plus les petites jeunes filles dont nous parlions plus haut, mais d’autres personnes moins intéressantes, si ce n’est pour le vieux Monsieur à monocle ou le collégien en rupture d’internat. Demi-mûres, mûres ou blettes, parfumées à outrance, peintes comme l’est une carrosserie trop neuve d’auto, elles attendent, devant un verre de café au lait, l’âme charitable qui leur donnera peut-être l’illusion de revivre des temps à jamais révolus. Elles regardent d’un mauvais œil leurs concurrentes plus jeunes oui viennent parfois leur ôter, si l’on peut ainsi s’exprimer, le pain de la bouche. C’est surtout le soir, à la sortie des spectacles qu’elles font leur triste apparition, se blottissant dans le coin le plus sombre, mais demeurant quand même suffisamment visibles. Spectacle triste mais dont on se détache rapidement, grâce aux bruits divers des appareils à fabriquer le café, des verres choqués, des rires fusant au souvenir des passages comiques de la pièce que l’on vient d’entendre.

Et puis, pour terminer cette tournée des grands ducs, nous voici dans l’une de ces boîtes de nuit où se dégustent force cocktails, où les bouchons de Champagne rapportent cent sous aux entraîneuses ayant signé un contrat pour la somme de douze cents francs par mois. Atmosphère chargée de fumée de tabacs frelatés, de parfums, de transpiration. Bruits de rires qui sonnent faux et font mal au cœur, de voix éraillées, de jazz épileptique. Visions changeantes sous les éclairages divers d’épaules et de dos nus, de jambes gainées de soie, de visages de femmes, fatigués malgré le fard. Parfois, faisant tache au milieu de toutes ces pauvres filles l’une d’elles, moins exubérante, joue l’ingénue. Quelques vieux messieurs, échappés aux griffes Conjugales, se prélassent, très entourés, devant un seau à Champagne dont la bouteille est déjà vide. D’autres plus jeunes, dansent sans relâche, tandis que là-bas, une tête à favoris suit avec intérêt, sans trop se montrer, cependant, les évolutions chorégraphiques de la jolie brunette à l’air ingénu qui, enfin, a daigné accepter l’invitation à la danse. Tout à l’heure, lorsque, après quelques tangos, le danseur aura quitté sa cavalière pour un instant, celle-ci ira prudemment glisser quelques mots à l’oreille de la tête aux favoris qui disparaîtra presque aussitôt. Drôle de métier de part et d’autre : chercheuse et chercheur d’or… A deux heures, chacun passe au vestiaire. La tournée des grands ducs à Alger est finie.

 

 

boite de nuit

boite de nuit

 

Gérard Bessc.

 

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20 Août 1955 , massacre d’Oued-Zem au Maroc

Posté par lesamisdegg le 22 août 2019

Le 20 Août 1955  insurrection avortée en Tunisie, sanglante dans le nord-constantinois  et non moins sanglante au Maroc. Les événements les plus meurtriers se déroulèrent à Oued-Zem où 88 Français et 700 Marocains ont perdu la vie.

Témoignage inédit : OUED-ZEM 20/08/1974

Pour le triste 20ième anniversaire du massacre d’Oued-Zem j’étais monté sur une colline dominant la ville, près d’un marabout. Un berger y stationnait avec son maigre troupeau de moutons. Je lui demandais s’il connaissait l’évènement .voici son récit traduit ci-dessous.

« La veille du jour marquant l’anniversaire de la déposition du sultan Mohamed Ben Youssef, des centaines de marocains se réunirent autour du marabout, à la tombée du jour pour fumer le kiff. Chacun reçu un portrait du sultan déchu.

C’était une nuit de pleine lune qui éclairait la scène « a giorno ».

Il leur était demandé de prier à haute voix en invoquant la grâce d’Allah pour qu’elle retombe sur le futur Mohamed V, en fixant son portrait. On leur avait promis un miracle.

Au milieu de la nuit, après des heures à psalmodier en fixant le portrait de Ben Youssef,  il leur fut demandé de lever leurs regards vers l’immense disque lunaire sur lequel Allah ferait apparaitre le visage du sultan Mohamed.

Tous levèrent leurs regards vers le splendide astre lunaire et, oh miracle, l’image tant attendue apparut ! » 

C’était la preuve visible par tous que la volonté divine soutenait leur cause. Il était temps de regagner leurs douars respectifs,  pour préparer le peuple des croyants à l’extermination des diaboliques nazranis et youdis, dès que le jour se lèverait.

NB : les distributeurs de portraits aux mains propres, connaissaient le phénomène de persistance rétinienne.

G.G.

 

le marabout

le marabout

1955 08 20

1955 08 20

Le 20 Août 1955 eut lieu à Oued-Zem un soulèvement des tribus berbères qui déboucha sur un massacre où un nombre important de français furent sauvagement massacrés . Les civils européens  se défendirent avec leurs armes à feu ce qui explique la mort de certains insurgés. Même l’hôpital de la ville, où de nombreux malades étaient marocains, fut l’objet de meurtres et de saccages par les insurgés.

 

1955 08 24 export (7)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La riposte de l’armée française et notamment de la légion étrangère fut proportionnelle à la violence de l’attaque et se solda notamment par l’exécution – sous le feu des soldats de la légion étrangère – de responsables désignés par les chefs des tribus d’insurgés. Elle aboutit à de nombreuses victimes dans la ville même d’Oued-Zem et au village voisin, Ait Ammar. Là, 17 européens, des cadres travaillant à la mine de fer, sont tués par des insurgés venus d’Oued-Zem.

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Juin Juillet 1962 réfugiés sur le porte-avions LAFAYETTE

Posté par lesamisdegg le 30 juin 2019

 

Nos entraînements à la mer sont terminés. Les premiers groupes de permissionnaires d’été commencent à partir.

Nous recevons l’ordre de nous préparer à effectuer d’urgence les missions de rapatriement de réfugiés d’Oranie.

Le commandant réunit ses officiers pour un briefing très complet concernant toutes les mesures à prendre pour accueillir à bord environ 2.000 réfugiés, hommes, femmes, enfants, vieillards, sur le trajet Oran-Toulon. Nous aurons jusqu’à plus de 2.500 personnes à bord. Mesures à prendre, allant de l’accueil, le contrôle, la sécurité, la restauration, la fabrication de WC (pour 2.500 personnes, ce n’est pas un détail, mais un vrai problème). S’y ajoutent l’hygiène, la surveillance en mer, le service de santé et le chargement de tonnes de bagages. Le tout dans les délais les plus courts possibles, selon le souhait du commandant, et sans doute au-delà. Nos avantages sont certains. Un PA de 15.000 t, vidé de ses appareils, dispose de beaucoup de place. Nous avons une machine de 100.000 ch sur quatre hélices, nous permettant 30 heures de route à 30 nœuds, et un rayon d’action de 9.000 milles à 15 nœuds. Le pont d’envol, nu et équipé rapidement des palettes verticales anti-vent, peut recevoir en pontée des centaines de m³ de bagages. Enfin, les « rideaux » métalliques des hangars peuvent s’ouvrir à la demande, assurant une ventilation agréable. Enfin, nous gardons l’hélicoptère Pedro en cas de besoin.

Nous effectuerons ainsi huit rotations en juin et juillet. Je parlerai ici de la première, la plus symbolique peut-être, la plus difficile aussi car nous allions vers l’inconnu et, autant tout l’équipage déborde de bonne volonté, autant nous sommes plutôt inquiets.Toutes les actions envisagées au briefing étant réalisées, espérant avoir pensé à tout, ou presque, nous appareillons de Toulon et, en virant la grande jetée, nous laissons les centaines de touristes se dorer au soleil, le long de la côte. Au cap, un temps splendide (pourvu que ça dure !), à bonne vitesse, cela ressemble à une croisière, étonnant sur un PA. Le pacha nous a dit que tout le monde qui le peut se repose, ce sera utile pour demain quand, en effet, nous apercevons les quais de Mers el-Kébir, noirs de monde, de véhicules, de tas de colis supportant des personnes qui sont là, qui attendent, certaines depuis des jours. Il fait chaud, bien sûr.

 

PA LAFAYETTE Oran MEK 1962

PA LAFAYETTE Oran MEK 1962

 

 

 

 

 

Oran MEK 1962 06 réfugiés dans le fort

Oran MEK 1962 06 réfugiés dans le fort

 

 

 

 

 

 

 

 

Coupées à terre, officiers et officiers mariniers du PEH et STA ont constitué des équipes d’accueil. En haut des coupées et sur le pont, les autres équipes répartissent personnes et bagages au mieux. Et cela commence, un flot ininterrompu, sans ruée malgré tout. Premier ennui. Le commandant en second a ordonné « aucun animal à bord, vous interdirez l’accès à quoi que ce soit ». Nous constatons très vite que cet ordre, compréhensible, est inexécutable. Comment enlever à une petite fille la cage de son oiseau, à une personne déjà en larmes, son petit chien ? Les officiers se réunissent rapidement et, tous étant d’accord, le chef PEH va rendre compte au second que nous refusons cet ordre et que nous sommes prêts à effectuer d’autres tâches, mais pas celle-là. Pas content, il l’admet néanmoins. L’embarquement reprend. Heureusement que la taille des animaux reste raisonnable.

Pendant ce temps, la grue du bord charge les voitures (50 à 60 à chaque rotation) et les montagnes de valises, couffins, sacs, plus ou moins bien fermés, plus ou moins fragiles. Des gens très âgés, dirigés vers l’infirmerie, des musulmans, des enfants, certains sans leurs parents, des bébés. La chaleur augmente, il est en gros 13 heures.

Peu à peu les hangars se remplissent. Des chemins de circulation ont été réservés par sécurité et les tracés sont à peu près respectés. Nous avons prévu, en permanence et surtout pour la nuit, une équipe de sécurité-manœuvre PEH, avec son officier, initiative qui s’est révélée heureuse, on verra plus loin.

Nous sommes à bloc de passagers. Il reste beaucoup de charges à embarquer et à répartir. Je me retrouve conducteur d’élévateur sur le pont. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, car nous sommes à effectif réduit.

Les personnes se calment dans les hangars. Nous nous préparons à appareiller. Encore un spectacle déchirant. Par les rideaux levés et la plage arrière, beaucoup se pressent pour un dernier regard vers la côte, Oran, au loin le Murdjadjo. Des gens pleurent, puis la côte disparaît.

 

Oran MEK 1962 06  PA LAFAYETTE

Oran MEK 1962 06
PA LAFAYETTE

 

Fatigués, après une courte collation, tout le monde s’assoupit plus ou moins, les hangars sont bondés. La nuit est tombée, les rideaux du hangar sont baissés, nous fonçons vers Toulon. Il fait beau, Dieu merci. Nous sommes en éclairage rouge de nuit.

Soudain, vers 1 h du matin, un problème qui montre combien l’équipe hangar était indispensable. Un turbo-alternateur décroche. Immédiatement, un diesel de secours démarre en automatique. Près de la paroi du hangar, ce démarrage est bruyant. Immédiatement, les gens se réveillent en peur, se mettent debout, quelqu’un crie « nous coulons ». L’équipe de hangar allume aussitôt l’éclairage blanc et, dans la diffusion disposée à cet effet, un haut-parleur à pleine puissance appelle au calme et rassure.

Le calme revient, ouf, nous avons eu très chaud. Le jour est levé, la matinée se déroule calmement. Toulon approche. Une jeune femme devait avoir un bébé, mais il ne naîtra pas à bord et, à quelques heures près, nous n’aurons pas de petit La Fayette.

Marine Toulon a bien prévu la logistique nécessaire. Tout le monde s’active au déchargement des bagages et voitures. Il faut que le bâtiment soit libéré très vite car il faut ravitailler très vite, en eau, mazout, vivres, etc., et nettoyer partout. Je vais faire grâce des détails, mais le seul moyen sera la mise en action des lances à incendie dans les hangars, sans parler du reste. Personne ne se plaint, bien sûr. Nous qui étions dehors à terre et sur les ponts, nous sommes marqués par ce que nous avons vu et entendu.

Sitôt le bâtiment disponible, nous rappareillons. Le commandant revient de la préfecture maritime. C’est confirmé, nous ferons huit rotations de ce genre. Certaines plus difficiles, à cause de la mer, dans ces conditions particulières. Fin juillet, nous aurons rapatrié plus de 10.000 personnes, âgées très précisément de trois jours à 99 ans, des montagnes de bagages, de très nombreux véhicules.

Nous avons essayé de faire ce travail pénible avec le plus de gentillesse et de patience possibles. Les remerciements que nous avons reçus de ces personnes, si émouvants, furent notre meilleure récompense. Ce fut une grande mission, dure pour le moral, l’équipage du La Fayette y mit beaucoup du sien. Qui s’en souvient ? Qui s’y est intéressé ? Et le temps a passé. Mais nous étions restés fidèles à la devise du général La Fayette : « Cur non » (Pourquoi pas !).

 

Pierre Mériot

 

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ALGER, rampe Valée, huit heures du matin. Louis LATAILLADE

Posté par lesamisdegg le 9 juin 2019

 

Une aube hésitante de février –1934- s’est levée sur la ville. Là-bas, au-delà de l’Amirauté, c’est un ciel allègre, un horizon marin dépouillé. Mais de lourdes nuées traînent sur la haute ville, mal contenues par le dôme de la Médersa et les bâtisses neuves dont la Casbah est bordée. On les devine gorgées d’eau comme une éponge. Leur suie contraste avec la blancheur des murailles, donnant à tout ce plâtre un éclat livide.  Et les yeux, d’instinct, laissent ce décor blafard pour chercher sur la mer des couleurs familières. C’est l’heure où le pas des ouvriers sonne plus clair sur le trottoir. Place du Lycée, les yaouleds crient l’Echo, la Dépêche et la Presse, la chéchia enfoncée jusqu’aux yeux et les pieds nus raidis de froid. Un tram grince,  et l’autobus bleu tendre s’élance vers le Frais-Vallon.

Sept heures. L’armée des balayeurs part à la conquête d’Alger. Voici les poubelles montées sur roues, chères au gouverneur Lutaud, piquées chacune d’un balai, superbe comme un étendard. Ce noir, qui pousse la sienne avec tant de dignité, on l’imagine, masque camus, torse musculeux, prosterné aux pieds d’un empereur romain ou debout dans l’arène des gladiateurs. A son bras, la plaque de cuivre du service vicinal devient un trophée.

Sept heures et demie. Mon ami Joseph boit sa première anisette.

Je prends alors la rue Sidi-Abderrahmane-el-Salhi, que plus communément on nomme escalier Marengo. A gauche, les murs du lycée; à droite, la grille du jardin. « Il est défendu, sous peine d’amende, de jouer au ballon dans cet escalier », annonce par deux fois un écriteau municipal. C’est pourquoi, sans doute, en attendant l’heure de la classe, ces gamins s’acharnent après une maigre pelote. Tout en haut des marches, un bec de gaz en forme de croix se découpe sur le ciel gris. Deux ouvriers, les mains aux poches, la casquette narquoise, grimpent à grandes enjambées. Trois filles en cheveux, qui descendent bras dessus, bras dessous, les frôlent au passage. Ils se retournent, elles rient, mais un coup de vent disperse leur rire et franchit la grille pour agiter toutes .les palmes du jardin. Les larges feuilles des bananiers ont ployé sous les averses nocturnes. Des débris de pots cassés s’enfoncent dans l’humus et, de toute cette végétation matinale, se dégage une odeur humide, une vapeur mouillée. On aurait presque le cœur serré si, là, parmi la verdure, n’éclataient point les taches dorées des oranges, des oranges rondes, menues, naïves, comme dans une miniature de Racim. Il semble qu’il suffirait de tendre la main pour les cueillir. Ne doit-il pas les regarder, comme les fruits d’un paradis si proche à la fois et si lointain, l’éternel meskine qui psalmodie sa complainte à la porte de la mosquée ? En face de lui, un taleb enturbanné, assis à la turque sur une mince natte, des lunettes d’acier sur un nez bourgeonnant, lit son Coran en dodelinant de la tête. A portée de la main, le simple attirail des écrivains publies : deux encriers, du papier et des plumes. Une lettre finie, il plonge dans sa lecture sacrée.

Rampe Valée, ce sont toujours des gosses qui trottent vers l’école, cartable sous le bras. Mais leurs cris agitent peu le carrefour, encore mal éveillé sous le ciel menaçant. Un Arabe traverse, tangue nonchalamment sur ses jambes maigres, et mord dans un large beignet, tout dégoulinant d’huile grasse et de miel. Le parfum du pissoir inondé encense les affiches du Bijou-Cinéma. Le long de la mosquée, des formes immuables, accroupies en tas, et qu’on retrouvera, des heures après, dans la même posture, au même endroit. Déjà, deux petites mendiantes haillonneuses se collent au passant, comme de mauvaises mouches, répétant avec obstination : « Don’ moi un sou… Don’ moi un sou… Don’ moi un sou !… » A la porte de la mosquée, un vieux regarde l’effigie du paquebot Madonna, qui vient de partir vers la Mecque, et reste là, figé dans son burnous et dans sa méditation. Le  dôme de la Médersa est rond comme une mamelle. Ici s’ouvrent les escaliers de la Casbah. Mais pourquoi ces marches achoppées, ravinées, visqueuses, où la pluie a creusé des trous pareils à des chancres, pourquoi les a.-t-on baptisées « Boulevard de Verdun » ? Ce n’est pas là le moindre mystère de la Casbah d’Alger. Des Sénégalais descendent prudemment, se gardant de déraper sur leurs grosses semelles douteuses. Une vieille monte, ses pieds lourds d’œdème à l’étroit dans les souliers tordus, se hisse ‘péniblement, ahane, rajuste son voile. Comme elle, je m’arrêterai à chaque plate-forme, et ce sera pour regarder Bab-el-Oued et la mer. Voici le Lycée à vol d’oiseau, avec ses terrasses pavées de rouge, l’avancée du quartier Nelson, et l’enseigne du Majestic, soleil candide hérissé de rayons, comme ceux que les enfants tracent sur leurs cahiers. Là-bas, des vagues se gonflent, courent vers les rochers de Saint-Eugène, brisent leur écume. L’horizon s’est gâté et des brumes blanchâtres gagnent Notre-Dame d’Afrique et les coteaux de la Bouzaréa.

 

ALGER 1934

ALGER 1934

 

Ici, les immeubles de la Croix-Rouge attendent l’heure des consultations habituelles. Des femmes sont là, par groupes, debout, assises sur les marchés, ou quelque pâle enfant accroché à leur dos. Quelles misères, sous ces haïks bien ajustés? Une fillette contemple ses pieds soigneusement teints de henné, mais dont le talon n’est qu’une plaie. Tout à l’heure, elle repartira, faisant claquer dans l’escalier ses socques de bois, avec un pansement bien propre. Et quelle rue, quelle tanière absorbera son doux visage un peu grave, ses cheveux bien séparés par deux raies perpendiculaires, sa petite tresse dans le dos, raide comme une momie, et son sarouel de velours rose ?

Tout là-haut, le campement des gitanes est silencieux, abandonné. On cherche la magnifique pouillerie en plein air, les jeux des gosses demi-nus, l’opulence échevelée des matrones, l’éclat des jurons espagnols. Peut-être, toute la tribu s’est-elle serrée frileusement sous cette tente, dont une étrange auto, jaune et noire, défend l’entrée. Mais devant l’école franco-arabe, c’est une bousculade de chéchias criardes autour de la plaque, de zinc du marchand de calentita.

Je laisserai la triste Prison Civile pour emprunter le chemin d’El-Kettar. Face aux terrains militaires, des badauds se sont attroupés, et je m’approche. C’est un manège en plein vent, une simple piste, où un sous-officier fait tourner un cheval au dressage. Chômeurs invétérés, vagabonds sans pain et sans gîte, que le refuge voisin a sans doute abrités cette nuit, ils sont tous là, mangeant des yeux, sans dire un mot, la belle bête, crinière volante, qui trotte, s’arrête, repart, soumise à la voix et au fouet. Je songe à l’instinct qui a immobilisé tous ces miséreux en extase devant ce cheval, devant le cheval, antique orgueil de leur race. Et soudain, une fanfare éclate; dissimulé derrière les eucalyptus, un orchestre militaire répète, arrachant à tous ses cuivres un air désolant de musique foraine, qui s’étire sous le ciel bas et m’emplit le cœur d’un sourd désespoir. Je chasse avec peine l’image d’une fête de village, en France, dans la boue. Mais des pigeons tournent dans le ciel, et le marteau du ciseleur arabe, devant le cimetière, frappe les stèles de marbre, blanc. Une passerelle franchit la brèche des fortifications, si légère qu’on l’imagine s’effondrant. Un homme passe, tenant deux chiens en laisse. Et comme j’ai suivi le mur du cimetière, Bab-el-Oued, tout d’un coup, a surgi sous mes yeux. Un fragile arc-en-ciel, né là-haut des casernes, de l’acropole du dey Hussein, perd vers la Cantera une arche impalpable. Comme je cherche à la saisir, parmi la masse des maisons, une pluie fine et froide se met à tomber, qui m’oblige à fuir. Mais je me retourne encore, et le faubourg, une dernière fois, me tend son visage, tout mêlé de larmes et de soleil.

Louis LATAILLADE.

 

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